HRP:

-Cent vingt-huit...
-Cent vingt-neuf...
-Cent trente !!!

Cent trente me paraissait un bon chiffre, je m'arrêtais, épongeais du dos de la main la sueur imaginaire sur mon front et m'adossais  au mur le plus proche. Cent trente tracts  distribués depuis le matin. Certains déposés sur les pare brise des voitures, d'autres dans les fentes des boites aux lettres, un bon paquet balancés à la poubelle afin de donner l'illusion d'en avoir énormément distribués et le reste balancé parterre et n'allez pas me parler d'écologie, tout est bon pour finir plus vite.

Le contenu de ces papiers ? Une quelconque invitation à boycotter les produits d'une certaine entreprise, habilement déguisée en slogan idiot afin d'éviter que je ne me fasse dépecer si j'étais prit à distribuer ceci. Pas rassurant, hein ? Bizarrement j'étais moins inquiet avant d'entendre ça. Pourquoi entreprendre une telle tâche si j'étais si inquiet ? Disons que la personne me l'ayant confiée était bien plus effrayante que les risques que j'avait pu imaginer. Il faut parfois savoir choisir entre deux maux, autrement dit mieux valait prendre le risque d'avoir des ennuis et peut être y échapper qu'en avoir à coup sur.

Je jetais un coup d'oeil aux tracts restants. Il n'y en avait plus tellement, je pouvais encore en finir rapidement, surtout si je trouvais une autre poubelle. Je me remettais en route...

-Cent trente et un...

Oso attendait un client nommé "Albert". Qui aurait deviné qu'il y avait des "Albert" ici ?! Il s'était longuement questionné à ce sujet et s'imaginait qu'il s'agissait d'un étranger venant d'un autre de ces vieux pays d'Europe comme la France ou l'Angleterre. Il commandait toujours la même quantité que le dealer trouvait franchement ridicule. Mais c'était sympa à transporter et ce bon Albert était un vieux client. Certains pourraient se demander si les dealers devenaient les amis de ceux qui viennent consommer dans la paume de leurs mains.

Mais le garçon savait que c'était des produits dégueulasses qu'il vendait. Lui-même y goûtait, parfois, mais ça n'avait rien à voir avec la plupart des perdus qu'il fréquentait. Des personnes auparavant cools mais maintenant sans avenir aucun, complètement démolis par ce qu'il se prenaient.

Un jeune garçon l'approcha en lui tendant un papier de nature inconnue. Les sourcils froncés, l'humble commerçant observa un instant ce qu'on lui proposait d'attraper et releva son regard vers le jeune garçon. Il n'était pas bien tard, ce qui expliquait la possibilité de sa présence dans la rue, à priori tout seul.

— Qu'est-c'que tu fais là tout seul ? lui lança-t-il, comme un sermon. Et qui te demande de remettre ces machins ?!

Il avait attrapé le document en le regardant fixement, comme un père un son fils. Il avait toujours détesté voir les enfants mettre la main à la pâte pour les plus grands. Ca le dégoutait de faire bosser les mioches, et si il apprenait qui était le coupable, il s'en occuperait probablement personnellement. Le flyer faisait la publicité d'une de ces sectes qui poussaient comme des arbres dans la ville de Baïmak. Elle semblait, après lecture rapide en diagonale, interdire la consommation de produits du centre commercial.

Même si Oso n'était pas un grand client, il n'hésitait pas à passer y faire un tour quand ça lui chantait. Ils avaient des produits en quantité et, contrairement aux autres, voyaient arriver des produits récents et de toute sorte.

J'allais me remettre en route pour ma quête afin de distribuer N°132 et ses suivants quand un scénario que je n'avais pas prévu en acceptant cette mission stupide se déroula devant mes yeux impuissants : N°131 m'adressa la parole. Pire, il m’interrogeait sur les raisons de ma présence ici avec ces bouts de papiers invitant au boycott... Je le fixait bêtement, me mordillant la lèvre en quête d'une réponse qui ne venait pas. Rien, nada... C'était le désert infini entre mes deux oreilles... Pis d'abord les grands types étranges ne sont pas sensés se mêler des affaires des gamins, si ? Oui je sais c'est nul de juger sur l'apparence mais j'étais sur qu'il me jugeait tout autant par mes dehors de gosse paumé...

-Euh...

Oui merveilleuse réponse. Je retenais la mine coupable qui ne demandait qu'à s'afficher sur mon visage et lui adressait à la place un sourire qui se voulait innocent, non, que je voulais innocent.

-Rien de spécial.

J'avais beau garder ce sourire idiot plaqué sur mon visage, je me savais peu crédible, rien de spécial n'implique jamais de distribuer des bouts de papier dont j'ignorais s'ils étaient très légaux... Vite, vite répondre à la deuxième question, pas plus facile que la première...

Je dois avouer qu'un instant l'envie de dénoncer mon idiot de colocataire m'effleura l'esprit. Je l'imaginais avec un plaisir malsain dans les ennuis jusqu'au cou mais la raison me rappela à elle et je du retenir un soupir déçu. Je ne pouvais pas agir aussi légèrement alors que je ne savais même pas qui était mon interlocuteur, p't'être même qu'il était dangereux... Brrr... J'aurais mieux fais de ne pas y songer, à présent je sentais une pointe d'inquiétude qui commençait à me pincer l'estomac...

-Je sais pas, un monsieur qui m'a promit un peu d'argent en contrepartie. Ils sont jolis hein ?

Je continuais à sourire au point d'en avoir mal aux joues tout en priant qu'il gobe mon mensonge. A priori les papiers ne déclinaient pas la vraie identité du groupe pour lequel j'opérais mais une identité factice... N'empêche que je n'en menait pas large...

-Et vous vous faites quoi ici ?

Oui, changeons de sujet.